Traité de la Peinture, de Léonard de Vinci
1651
Giacomo Langlois, Paris
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La superficie de tout corps opa que tient de la couleur de son milieu transparent, qui se trouve interposé entre l'œil & cette même superficie, & ce d'autant plus que le milieu est plus dense, & que l'espace de son interposition est plus grand entre l'œil & la sousdite superficie. Les termes des corps opaques seront d'autant moins sensibles, à proportion qu'ils seront plus loin de l'œil qui les void. La partie du corps opaque sera plus ombrée & plus éclairée, selon qu'elle se trouvera plus voisine, ou du corps ombreux qui l'obscurcist, ou du lumineux qui l'éclaire. La superficie de tout corps opaque participe de la couleur de son object, mais plus ou moins selon que l'object en est plus proche ou plus éloigné, ou qu'il fait son impression avec plus ou moins de force. Les choses veues entre la lumière & l'ombre, se montreront d'un plus grand relief, que celles qui sont dans l'ombre ou dans la lumière. Lors que dans les grands éloignements vous peindrez les choses distinctes & bien terminées, ces choses au lieu de paraître loin se montreront être proches; c'est pourquoi en vos tableaux faites que les choses y soient peintes avec une telle discretion, qu'elles donnent à connaître leur éloignement, & si l'object que vous imitez paraît confus & irresolu en ses termes, contournez le aussi de même en votre dessein. Les objects lointains pour deux diverses raisons se montrent confus & incertains en leurs contours, dont la première est qu'ils viennent à l'œil sous un angle si petit, & se diminüent de telle sorte, qu'ils ont une sensation pareille aux petits corps, lesquels quoi que prés de l'œil, il ne peut bien discerner leur forme precise, comme les ongles des doigts, la figure des fourmis, & d'autres telles petites choses. La seconde est qu'entre l'œil & les objects éloignez, il y a une si grande quantité d'air, qu'elle fait corps, & se rend semblable à un air espais & grossier, qui par sa blancheur ternist les ombres & les decolore en telle sorte, que d'obscures elles degenerent en une couleur qui est entre le noir & le blanc, laquelle est bleuâtre.
Bien que les longues distances fassent perdre le discernement de beaucoup de choses, neanmoins celles qui seront éclairées du soleil garderont toujours quelque sorte de sensation, & les autres demeureront enveloppées confusément dans les ombres; & parce qu'en chaque degré de bassesse, l'air contracte aussi quelque qualité d'épaisseur, les choses donc qui seront plus basses se monstreront plus confuses: & ainsi pour le contraire. Quand le soleil colore de rouge les nuages sur l'horizon, les corps qui par leur distance paraissent de couleur d'azur, participeront de cette rougeur; de sorte qu'il se fera un mêlange entre l'azur & le rouge, qui rendra toute la campagne fort agreable & riante, & toutes les choses denses, lesquelles seront éclairées de cette rougeur, paraîtront fort vives à l'œil, & tireront sur le rouge, & l'air qui est transparent de soi, sera tout rempli & allumé de cette rougeur, en sorte qu'il semblera de couleur de fleurs de lis jaunes. Toujours l'air qui est entre la terre & le soleil quand il se leve ou se couche, offusquera plus les corps qui se trouvent dans ce côté-là qu'aucune autre sorte d'air, & cela vient de ce qu'il est plus blancheâtre.
Il n'est pas besoin de profiler toutes les extremitez d'un corps auquel un autre sert de champ, mais seulement il devra s'en détacher de lui-même. Si le terme ou le contour d'une chose blanche, se rencontre au droit d'autres choses blanches, & que sa superficie soit courbe, elle formera un contour obscur de sa nature, & sera l'endroit le plus obscur qu'ait la partie éclairée. Que si elle se rencontre sur un lieu obscur, ce même contour paraîtra le plus clair endroit qui soit dans la partie éclairée. une chose se monstrera d'autant plus distante & plus détachée d'une autre, qu'elle aura un champ plus different de sa couleur. Dans les distances les premiers termes des corps qui disparaissent sont ceux qui ont leurs couleurs semblables, & dont le terme de l'un est au droit de l'autre: comme si un chesne est au droit d'un autre chesne semblable. En la seconde plus grande distance, on ne discernera plus les contours des corps de couleurs moyennes se terminants l'un sur l'autre, comme pourraient être des arbres, des champs labourez, une muraille, ou quelques autres masures & ruines de montagnes, ou des rochers; enfin on perdra de veue la forme des corps qui se trouveront confusément l'un parmi l'autre, le clair sur l'obscur, ou bien l'obscur sur le clair.
Entre les choses d'égale hauteur qui soient placées au dessus de l'œil, celle qui sera plus loin de l'œil paraîtra plus basse, & de plusieurs qui seront placées plus bas que l'œil, la plus prés de l'œil se montrera la plus basse, & les paralleles sur les côtés iront concourir au point de veue. Dans les paysages lointains les choses qui sont aux environs des rivieres & des marests, paraissent moins que les autres qui en sont bien éloignées. Entre les corps d'égale épaisseur, ceux qui seront plus voisins de l'œil paraîtront plus rares, & les plus distants se montreront plus épais. L'œil qui aura une plus grande prunelle verra l'object de plus grande forme: l'experience s'en fait en regardant quelque corps celeste par un trou d'aiguille fait dans un papier, lequel ne pouvant admettre qu'une petite portion de la lumière de ce corps celeste, il semble se diminüer & perdre de sa grandeur apparente, proportionnément selon que le trou par où il est veu, est plus petit que son Tout, c'est à dire, que celui de la prunelle de l'œil. L'air épaissi par quelques brouillards qui s'interposent entre l'œil & son object, en rend les contours douteux & confus, & fait que ce même object paraît plus grand qu'il n'est en effect: cela provient de ce que la perspective lineale ne diminue point l'angle visuel qui porte à l'œil ses espèces, & la perspective des couleurs le pousse & renvoye dans une distance apparente plus grande que la veritable; de sorte que l'une fait retirer loin de l'œil, & l'autre conserve toujours sa grandeur réelle. Quand le soleil est en occident, les grosses vapeurs du soir qui retombent, épaisissent l'air en sorte que tous les corps qui ne sont point veus du soleil demeurent obscurs & confus, & ceux qui sont éclairez par le soleil, tiennent du rouge & du jaune, selon qu'il se monstre sur l'horizon. De plus encore les choses qui en sont illuminées sont très-visibles, & sur tout les edifices & maisons des villes & les châteaux de la campagne, parce que leurs ombres sont fort obscures, & il semble que cette visibilité particulière leur vienne & naisse comme à l'improviste, de la confusion & incertitude de leurs fondements, d'autant que tout ce qui n'est point veu du soleil est d'une même couleur. Quand le soleil est à l'occident prés de se coucher, les nuages d'alentour qui se trouvent les plus prés de lui, sont éclairez par dessous du costé qu'il les regarde, & les autres qui sont en deçà deviennent obscurs, mais d'un rouge brun, & s'ils sont legers & transparents ils prennent peu d'ombre. une chose qui est éclairée par le soleil l'est encore par la lumière universelle de l'air, si bien qu'il se forme deux sortes d'ombres, dont la plus obscure sera celle qui aura sa ligne cen trale directement vers le centre du soleil. Tousjours la ligne centrale de la lumière primitive & derivative, sera dans le même allignement de la cen trale de l'ombre primitive & derivative.
C'est une agréable chose à voir que le soleil quand il est à son couchant, & qu'il éclaire le haut des maisons des villes & des châteaux, & la cime des grands arbres parmi la campagne, & qu'il les dore de ses rayons, & que tout le reste en bas demeure presque sans aucun relief, parce que ne recevant de lumière que de l'air, il y a fort peu de difference entre leur ombre & leur jour: c'est pourquoi ils ont peu de force, & entre ces corps ceux qui s'élèvant davantage sont atteints par les rayons du soleil, participant, comme il a été dit ci-deuant, de l'éclat de leur coloris; tellement que vous devez prendre de la couleur même dont vous peignez le soleil, & la mêler dans les teintes de tous les rehauts des autres corps que vous feignez en être allumez.
Il arrive encore assez souvent qu'un nuage paraîtra obscur sans recevoir aucune ombre d'un autre nuage destaché de lui, & cela arrive selon l'aspect & la situation de l'œil, parce qu'étant prés il en découvre seulement la partie ombreuse, & des autres lieux plus éloignez il void les côtés de l'ombre & de la lumière. Entre les corps d'égale hauteur celui qui sera plus loin de l'œil lui paraîtra le plus bas. Remarquez en la figure suivante que des deux nuages qui y sont representez, bien que le premier plus prés de l'œil soit plus bas que l'autre, neantmoins il paraît être plus haut, comme on le demonstre sur la parois (qui est la ligne perpendiculaire A. N.) laquelle fait la section de la pyramide visive du premier & plus bas nuage en M. A. & du second qui est le plus haut en N. M. au dessous de M. A. Il peut arriver aussi par un effet de la perspective aërée, qu'un nuage obscur vous semblera être plus haut & plus éloigné qu'un autre nuage clair & fortement allumé vers l'horizon par les rayons du soleil levant ou couchant.